Novembre. Ce matin, je frôle le fleuve au plus bas du cycle de ses marées. Vis-à-vis Québec, elles peuvent atteindre jusqu’à 17 pieds. La transformation du paysage est si grande qu’il me faut chaque fois en refaire le contact à mon arrivée. Cela nécessite toujours plusieurs minutes d’immobilité. Les nuages amplifient la résonance de la circulation routière sur les ponts non loin d’où je me trouve. Ils laissent à peine percer le soleil nordique. Ses rayons blancs m’éblouissent dans un angle très prononcé, plaçant à contre-jour le moindre rocher et la moindre brindille. Je marche en suivant les tracés de l’eau qui s’égoutte encore de la berge, dessinant sur la boue d’innombrables petits deltas qui se divisent à nouveau en petits ruisseaux et ainsi de suite jusqu’à rejoindre le courant du chenal. Soumis au corridor étroit de son parcours, le débit n’en est que davantage mis en relief. Deux cargos remontent le courant sans faire de bruit, ils se suivent l’un derrière l’autre dans la lumière matinale. Il fait froid. Les fumées qui s’échappent de leurs ouvertures ressemblent à mon propre souffle. Ces cargos arriveront vraisemblablement à destination. Dans ce paysage j’admire leur lente détermination, moi dont les volutes de bouche n’ont aucune portée et se dissipent aussitôt. Souvent on me parle du côté majestueux du fleuve St-Laurent. Il est vrai qu’il m’inspire une force brute et constante depuis toujours. Pourtant c’est à marée basse, à découvert, vulnérable et incertain qu’il m’émeut totalement. Comme maintenant. Surtout que je ressens encore l’épaisseur chargée de l’horizon en voyant l’amplitude des pleines marées dessinée sur les rochers des rives se faisant face. Elles aussi ne semblent plus avoir de raison d’être ainsi mises à nue et à ne contenir rien. Au milieu de cette extraordinaire organisation silencieuse, mon corps debout flotte entre ces eaux imaginaires. Je m’y laisse submerger dans cette zone inondable où tout bouge d’une manière cyclique, sans compromis, depuis des temps immémoriaux.